“Quelques amers dans le vaste océan du net” [Jean-Paul]

Par Jean-Paul, 31 octobre 2014.

Jean-Paul a participé au projet de recherche de Marie Lebert sur le livre numérique, publié dans les collections du Projet Gutenberg et de l’Internet Archive.


J’ai fait la connaissance de Marie Lebert autour d’un café, sur une petite place qui se chauffait doucement au soleil de Granville, près de la bibliothèque.

Elle était alors plongée dans une des plus nobles activités que l’humanité a su s’inventer: le sauvetage de livres. Si les chercheurs en histoire de la Marine, si les curieux de la vie normande à travers les siècles, si les simples usagers de la bibliothèque de Granville ont encore accès à certains textes, c’est bien à Marie qu’ils le doivent.

La poussière, la sécheresse, l’oubli surtout, plus encore que les rongeurs dont c’est le rôle de ronger, les effaçaient du monde peu à peu. Un livre oublié, c’est une couverture de cuir que l’on ne peut plus ouvrir sans la casser, une reliure qui lâche tout, des feuilles mortes qui s’abandonnent. Ces livres, Marie les a lavés, les a massés, les a nourris à la becquée, les a rendus au plaisir de la paume, à la douceur de la caresse.

Les livres sont là pour nous nourrir. Leur matière est notre viande. Mais lire est un échange, et nous nous devons de les nourrir, très matériellement, de savon Brecknell et de cire.

C’est de Marie que je l’ai appris, là, sur cette petite place de Granville, juste avant que les trompettes sonnent la fin de l’ère Gutenberg.

Une fois la bibliothèque de Granville ranimée, ses étagères sinon rutilantes du moins bien rangées, notre héroïne décida qu’il était temps d’aller par le vaste monde, découvrir d’autres livres, sous d’autres cieux.

Le voyage dura quelques années, la menant de Granville au Louvre (oui: de Paris) en passant par Jérusalem et Compiègne, villes de haute Histoire. Voyage initiatique: les bibliothèques découvraient l’informatique, les compétences étaient rares, celles de Marie recherchées.

De cette épopée méthodique et silencieuse, elle a fait le récit coloré, distancié, dans un texte qui fut publié par la revue littéraire L’Autre Journal.

C’était la dernière décennie de notre 2e millénaire. L’Histoire frappe à la porte, puis la fracasse: l’Internet (il porte encore la majuscule) fait irruption.

Dans ces activités de catalogage informatique, Marie est aux premières loges pour saisir l’importance du basculement généralisé.

C’est l’ère des pionniers de la Toile, des bénévoles de ce territoire encore incertain que des banquiers terrorisés tentent de coloniser avant leurs concurrents, que des rêveurs éblouis explorent dans le ravissement. Marie est de ces derniers.

Elle arpente le net (c’est encore possible pour un/e solitaire), va de l’un à l’autre, interviewe, noue des liens, suscite les rencontres, les échanges.

Fidèle à l’esprit de ce temps-là, cela se fait dans la transparence, d’égal à égal, ouvertement sur le net. Pour ceux qui ont encore besoin de papier, la version imprimée de ses recherches sera proposée chez 00h00, en 1999, sous le titre De l’imprimé à Internet. [La version numérique est disponible dans les collections du Projet Gutenberg et de l’Internet Archive.]

D’année en année, les mises à jour se font quasiment en direct, on peut ainsi suivre l’évolution ultrarapide du bouleversement qu’opère l’impérialisme du réseau des réseaux sur toutes sortes d’activités humaines et tout particulièrement dans le royaume d’élection de Marie: l’écriture, et tout ce qui s’y rattache, de la plume (d’acier) à la presse (de plomb).

Le Livre 010101 sera la somme de cette expérience: une mine d’infos & d’adresses indispensables à quiconque cherchait quelques amers dans le vaste océan du net.

Parallèlement, Marie prouve qu’elle a plus d’une corde à son arc, et qu’elle est aussi capable de suivre des lignes plus balisées. La Sorbonne même doit reconnaître ses qualités de chercheuse institutionnelle et couronne sa thèse universitaire.

Le seul milieu qui se montrera totalement réfractaire au nouvel esprit, aux nouvelles méthodes de diffusion qu’implique le net, et aux exigences de facilité d’accès à l’information (autre façon de poser la question du prix d’un livre — je parle du prix monétaire), c’est le milieu des éditeurs.

Marie ne pourra casser les vieux réflexes, et décide alors de mettre à disposition gratuite sur le net l’intégralité de son travail passé, et d’y mettre en chantier un dictionnaire terminologique.

Là se manifestent une nouvelle fois les lignes de force qui ont toujours guidé Marie à travers cette période excitante: fournir à tous, librement, d’un simple clic, une vue synthétique, une table d’orientation, une longue-vue qui permette de ne pas se sentir perdu dans le domaine qui nous occupe, mouvant, implosif, gigantesque, et nous donner ainsi accès à une cartographie la plus vaste mais aussi la plus claire possible.

Heureusement, c’est une tâche olympique (“Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre”) qui n’est pas près d’intéresser les besogneux du marketing. C’est la condition de notre autonomie, c’est ce qui fait de Marie une femme libre.


Copyright © 2014 Jean-Paul

Written by marielebert

2014-10-31 at 15:00

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